Mai 2010, 11 heures du matin à Etterbeek. Assis sous la véranda, je profite du grand beau temps. Au fond du jardin en face de moi, à 25 mètres de la maison et masquées par un croisillon de bois, se trouvent les ruches de Nathalie, absente ce jour-là.
Brutalement je vois le "nuage" émerger au-dessus du croisillon. Une lente progression le fait gonfler verticalement, et atteindre une dizaine de mètres de hauteur, statique, quasiment immobile – je comprends que des milliers d'abeilles sont en train de quitter le rucher. Passée la seconde d'affolement, j'appelle Nathalie: elle me dit que j'assiste à un début d'essaimage, me donne les premières explications sur ce phénomène et me demande de contacter Timothée, voisin apiculteur lui aussi. Timothée me recommande de surveiller le nuage pour détecter quelle direction il va prendre, puis de suivre à pied son déplacement pour trouver où il s'arrêtera finalement. maeterlinck
Après quelques minutes, effectivement, le nuage se détache du sol et commence à bouger lentement vers le Nord, en direction du petit parc Hap, voisin du jardin. Curieusement, il est plutôt lent dans sa progression, ce qui, je pense, me laisse le temps de faire le tour des maisons voisines et de courir vers le parc. Une fois dans le parc, inquiétude : comment vais-je retrouver l'essaim parmi tous ces arbres? Les mots de Timothée me reviennent en mémoire "Ecoute, et tu sauras où il est". Je repère un son inhabituel, une sorte de grondement grave et sourd, étrangement puissant, en provenance d'un petit carré isolé en bordure du parc: ce sont sûrement les abeilles, bien que je ne reconnaisse pas ce bruit. Pensant que le nuage est encore en déplacement et ne voulant pas le perdre, je me précipite. Fonçant tête baissée dans cette direction, je franchis au galop les quelques marches d'accès au carré isolé, et … m'arrête net, pétrifié, respiration coupée.
Je suis – littéralement – au milieu des abeilles. Elles sont là, innombrables, par milliers, ou dizaines de milliers, tournoyant comme au ralenti tout autour de moi, très près de mon visage. Leur nuage touche le sol, je suis dedans. Il remplit tout l'espace dégagé du carré, et touche les arbres qui bordent ses quatre côtés. Dix mètres de hauteur et autant en largeur, c'est une énorme bulle d'abeilles qui lentement tournent dans ce bruit étrange et profond qui semble ne pas leur appartenir, un bourdonnement commun et uniforme, une basse fréquence inconnue – à la fois sauvage et rassurante. Je crois que les abeilles ignorent ma présence, ou qu'elles l'acceptent sans réticence; je reprends doucement ma respiration. Les mots de Nathalie font écho à cette impression de tranquillité "Les abeilles en essaimage ne sont pas agressives": c'est vrai. Au contraire, un calme d'ordre naturel apparaît ici installé. Par accident j'ai la chance d'en bénéficier – bien que je n'en sois pas partie prenante. Les abeilles peut-être me transmettent ce sentiment de paix, à vrombir sourdement tout autour et tout près de moi? Elles me frôlent, doucement – rien de commun avec les vols énervés d'abeilles dérangées aux abords de leur ruche; le son qu'elles produisent est lui aussi différent, très loin des grésillements aigus lancés à l'oreille comme un avertissement, avis à déguerpir, par les abeilles défendant leur rucher.
Je reste ainsi longtemps (probablement pas plus de deux minutes, mais que ce temps m'a paru long et bon), au cœur du nuage, avec le sentiment d'être – puisque non rejeté – accepté et adopté. Peut-être le fruit d'une illusion (je ne suis pas certain que les abeilles aient seulement détecté ma présence), et pourtant un instant de plénitude et un rare bonheur!
Timothée arrive alors avec son panier à essaim. Les abeilles commencent à s'élever et à se regrouper progressivement en quatre points, très haut dans les arbres bordant le carré. Le nuage se réduit peu à peu, tant en volume qu'en intensité de bruit, tandis que les quatre grappes commencent à gonfler. Puis trois d'entre elles au contraire se réduisent et progressivement disparaissent, tandis que la quatrième continue de grossir jusqu'à regrouper quasiment toutes les abeilles du nuage. Quelques centaines seulement continuent leur ronde autour de la grappe, et leur nombre décroît de minute en minute. L'essaim ainsi formé fait 25 à 30 cm de large et au moins 40 cm de hauteur: je retrouve l'idée que je me faisais, enfant, d'un essaim, sans en avoir jamais vu de mes yeux. Combien de milliers d'abeilles se trouvent-elles ainsi assemblées? La grappe ultime est hors d'atteinte, trop haut perchée sur un rameau lui-même loin du tronc et trop faible pour supporter le poids d'un homme; l'accès pompiers est impossible, il faudra donc abandonner l'essaim à sa vie naturelle, au désespoir de Nathalie…
Retranscrire cet épisode me transporte à nouveau dans le sentiment d'émerveillement un peu incrédule que j'ai éprouvé alors, quand j'étais au milieu des abeilles… en fait au cœur même de la colonie. Merci à elles!
Bernard (Etterbeek, mai 2011).