Agronome de formation, je suis devenu sylviculteur en 2007. Je me suis alors plongé corps et âme dans cette nouvelle passion, dévorant syllabi et autres livres sur le sujet, tout en  suivant moultes formations organisées par la Société Royale Forestière.

Ces formations m'avaient appris entre-autres que depuis le milieu du XVIIIe siècle, la forêt était devenue inhospitalière à l'abeille mellifère tout simplement parce qu'elle ne comportait plus de cavités. Son exploitation pour produire du charbon de bois, puis du bois de mines, suivie au XXe siècle par une sylviculture intensive imposant de cultiver des résineux à croissance rapide avait sonné le glas des cavités. Les conifères étaient exploités trop jeunes et les feuillus creusés par le pic noir étaient coupés avant qu'ils ne pourrissent.

L'idée de placer des ruches troncs en forêt m'est alors venue à l'esprit. Encore fallait-il les placer loin de tout autre rucher, pour que l'apport de ces infatigables pollinisateurs ait un intérêt pour la flore locale. Étant propriétaire d'un morceau de forêt en Ardenne, il m'était plus facile de réaliser ce projet dans un massif forestier à la fois vaste et proche de ma propriété. Il s'agit du  massif de Nassogne - Saint-Hubert.

Un premier essai allait être réalisé avec six ruches : trois en forêt domaniale et trois en forêt privée. Contact fut pris auprès des propriétaires, où l'accueil fut chaleureux. Auprès du DNF, les choses furent un peu plus compliquées. Le garde forestier trouva l'idée passionnante, mais le cantonnement montra de sérieuses réticences, poussé dans le dos par des entomologistes pour qui "lâcher des animaux domestiques" à proximité de zones Natura 2000 était une hérésie. La direction du DNF mis fin à ces tergiversations en donnant l'autorisation définitive au projet.

Il me restait donc à creuser six ruches troncs, dans du bois de hêtre pour imiter au mieux les conditions régionales : les cavités naturelles en Ardennes sont l’œuvre du pic noir, creusant sa loge presque exclusivement dans de gros hêtres. Deux amis forestiers me fournirent les troncs à découper. L'achat d'un bédane de charpentier fut nécessaire et, quelques week-ends plus tard, les ruches troncs étaient prêtes.

Un élevage d'abeilles noires fut réalisé en 2013, à partir de deux sources : un rucher abandonné de Nassogne où survivait depuis toujours une colonie de noires passablement nerveuses, et une lignée du groupe mellifica. Le tout fut apporté à la station de fécondation de Virelles, élevé en ruchettes Mini-Plus et hiverné. Au printemps 2014, les six colonies furent transvasées dans les ruches troncs à leur emplacement final. Elles devaient alors construire la totalité des rayons avant l'hiver. Il faut noter que deux de ces ruches étaient tellement fortes qu'elles ont essaimé l'année du transvasement.

Si les premières colonies transvasées en avril bâtirent magnifiquement bien six ou sept rayons de près de 70 cm de hauteur, les colonies plus tardives, transvasées en juillet seulement, ne purent accumuler assez de réserves. L'hiver 2014-2015 fut fatal à trois des colonies : deux moururent de faim : je ne les avais pas nourries du tout. La troisième disparut toute seule après avoir construit l'intégralité des cadres en cellules de mâles. Peupler ces ruches tronc avec des essaims aurait été infiniment plus facile mais encore fallait-il en avoir sous la main.

Il fut donc nécessaire d'élever de nouvelles colonies en 2015, et de les transvaser, puis de les nourrir correctement. La situation géographique de deux de ces ruches, à plus de 500 m d'altitude et dans un milieu massivement planté en épicéas, les rend très vulnérables car le manque de ressources mellifères est criant.

Le plus réjouissant, c'est que la sylviculture du XXIe siècle porte une attention grandissante à la valeur biologique du milieu forestier. Le pic noir est également revenu partout dans le pays et un bagueur m'a affirmé qu'un essaim est venu habiter une loge de pic noir en 2014. La recolonisation de ce massif par les abeilles noires est donc bien lancée.

Szaniszlo Szöke